" Je me souviens de la période 1935-1940 où écolier à Sèvres, les ouvriers de mon quartier allaient à leur travail et revenaient de Billancourt à pied ." Ainsi surgissent de la mémoire, les évocation du passé. L'auteur, reprenant la tradition des inventaires raconte l'usine occupée, la fin de la grève, l'achat d'un accordéon, et aussi la boîte ronde peinte en vert qui contient le masque à gaz, désormais nécessaire, et la voix de Hitler qui vocifère dans la TSF.
Le récit oscille alors constamment entre les espoirs et les cauchemars que ce siècle fait naître. Les guerres se répètent: celle de 1914-1918 subie par le père, celle de 1939-1945 qui contraint l'enfant à l'abandon de l'école, celle du Vêt-Nam, où, engagé en quête d'un peu d'argent, l'infirmier est hanté par " les blessures, le sang toujours rouge et les morts." Les vraies conquêtes, celle du savoir, éclatent aussi, joyeusement, malgré l'abandon forcé de la scolarité- la misère toujours- après le certificat en Bretagne en 1944, L'achat de Science et Vie en 1946 décide de l'avenir du jeune charretier : il sera " paysan-étudiant " postera ses cours à l'École Universelle, Boulevard Exelmans, et à l'École centrale de TSF rue de la lune (!!!) à Paris. On le retrouvera infirmier au Maroc, puis au Viêt-Nam où il travaillera un temps à l'institut Pasteur de Hanoï.
Si l'inventaire de l'auteur se rapproche souvent de nous c'est pour évoquer d'autres guerres, celle que l'homme par amour du profit, a déclarées au travail, à la nature, à l'homme lui-même, enfin . Ainsi disparaissent les paysages et l'odeur de la terre fraîchement retournée, ainsi disparaissent les êtres aimés et leurs chères paroles: par souci de rentabilité économique et faute de moyen suffisants pour la recherche. Tourbillon de mémoire donc, mais pas autobiographique, le récit évoque, mais pour mieux interroger. L'enfant n'a pas compris pourquoi les espoirs nés du front populaire devaient être déçus une fois de plus, pourquoi après les charniers de 14-18, la guerre devait recommencer. L'adulte n'a pas compris pourquoi l'être humain, plutôt que d'enrichir la vie, semblait s'acharner toujours, mù par la cupidité, à la détruire.
L'auteur, dans une enquête tour à tour polémique et poétique, légère et inquiète, naïve et profonde, nous propose de débusquer, avec lui, les présupposées, mais se garde bien de proposer des réponses en Kit.. Comme dans une pièce médiévale, non sans humour, il personnifie les deux concepts de la richesse et de la misère, ces objets " hypercomplexes " et s'il les nomme " le roi Argent " et " mister ManK " , c'est pour mieux les approcher, les apprivoiser, les culpabiliser .
" Simpliste, candide, naïf " ? Sans doute et l'auteur revendique ces marques successives, mais également " idéaliste et provocateur " . Pourquoi, en effet " l'être humain aurait-il plus d'imagination pour travailler à organiser la mort que pour travailler à organiser la vie " Pas de construction cartésienne ici, pas de thèse qui progresse, mais une enquête, qui tourne autour de son objet et l'explore au moyen de halos successifs. Chaque chapitre peut d'ailleurs se lire indépendamment des autres
Un livre inclassable, donc une aventure et une voix singulières qui posent les questions essentielles à partir de constats simples, sans doute, mais ô combien réels !
" Beaucoup de matins furent très très triste. Pendant ce temps, le roi Argent contribuait à pénétrer dans un monde sauvage, incommensurable... En participant à la fabrication d'un incalculable tonnage d'engins de mort. Par contre, chez moi, mister Mank pénétrait dans la maison, mon père avait décidé de ne pas retourner à l'usine Renault. Cette usine devait dorénavant fabriquer autre chose que des voitures, ce qui ne lui convenait guère. "
* Patricia Mazoyer Professeur agrégée de lettres. RETOUR